Au dehors, la pluie ne cessait de tomber. Le bruit des gouttes frappant les carreaux était assourdissant. Les locaux s’étaient assombris, personne ne disait un mot. June se leva de sa chaise pour aller chercher son prochain client.

« Le numéro 96 s’il-vous-plait. »

La pluie tambourinait toujours, on ne l’avait pas entendue. Plus fort, elle répéta.

« Le numéro 96 s’il-vous-plait. »

Un homme se leva et se dirigea vers elle. Elle l’invita à la suivre, lui désigna une chaise en face d’elle et s’installa quant à elle derrière son bureau. Elle renseigna ses informations dans la base de données. Il disait s’appeler Josh Kenn, ne pas avoir travaillé depuis 8 mois et ne venait que maintenant au Pôle emploi car il avait cherché du travail par lui-même auparavant. Que faisait-il avait qu’il ne se retrouve au chômage ? Courtier en bourse. D’abord impassible dans son costume immaculé, il commençait à s’agiter. Pourquoi avait-il besoin de décrire sa misère en détail ? Oui, il était au chômage mais ce n’était qu’à cause de l’économie rien d’autre. June donnait comme excuse la procédure. Elle n’aimait pas cela non plus, mais c’était la procédure. L’homme, devant la gêne de la jeune femme se calma et essaya de la remettre à l’aise. Elle avait baissé les yeux, comme elle le faisait chaque fois, incapable de répondre à une agression quelconque. Doucement, elle avait repris ses esprits, repris le cours de son entretien qui s’était terminé sans encombre. La pluie tapait toujours aux carreaux, assourdissantes et limitant les conversations mais ils y étaient parvenus. L’homme disparu et June alla chercher le numéro suivant. Il ne restait qu’un homme dans la salle d’attente. Elle le dirigea vers son bureau, lui demanda son nom.

« Henry Bowmann. »

Pétrifiée, elle leva les yeux de son écran d’ordinateur. C’était son père. Malgré la pénombre, elle le voyait distinctement. Son visage était comme illuminé pour qu’elle puisse distinguer ses yeux, empreints d’une dureté incroyable à son égard. Son cœur battait à mille à l’heure, elle avait chaud. Son père était là. Elle dégluti et fini par articuler tant bien que mal quelques mots.

« Père ? Vous cherchez du travail ? »
« Non, je venais voir si la déception que tu me causes est bien réelle. »

Pas besoin de demander confirmation, elle l’était.


June se réveilla en sursaut. Le noir qui l’entourait lui renvoyait les images de son père. Ses yeux impitoyables, ses paroles. Elle avait les larmes aux yeux. Elle s’assit dans son lit, haletante, suffocante.

Elle n’avait pas vu son père depuis plusieurs mois mais le regard qu’il avait posé sur elle au dernier repas de famille la hantait toujours. Elle n’avait alors rien dit mais elle en cauchemardait, nuit après nuit. Qu’avait-elle fait pour mériter ce jugement si dur, si cruel ? Elle avait du choisir le mauvais côté des choses, celui de la faiblesse. On n’acceptait pas les faibles chez les Bowmann, elle avait fait le mauvais choix. Le seul qui la supportait, qui l’avait toujours supportée c’était son grand frère, Henry. Lui, était fort. Lui, faisait la fierté de ses parents. Lui, était un modèle pour leurs frères. Il avait su porter les ambitions personnelles de leurs parents, il avait réussi. Elle n’était qu’employée au Pôle emploi, un travail qu’elle n’aimait même pas. Ses parents ne lui avaient pas appris à obtenir ce qu’elle voulait, ni à le déterminer réellement. Ils n’avaient vu en elle que la faiblesse de la rêverie et de la timidité. Ils n’avaient rien vu d’autre, sa capacité à comprendre les gens, à s’occuper d’eux ; ses performances en musique, en dessin. Tout cela n’était rien comparé aux capacités de persuasion d’un commercial, aux connaissances scientifiques d’un médecin. Et elle les avait crus. Elle n’avait rien fait de son dessin, de son violon et de son écriture.

La seule force dont elle avait fait preuve durant les vingt-quatre années de sa vie était de quitter Winchester. Quitter Winchester et rejoindre son frère à Londres. Lui partit, la vie était devenue invivable chez leurs parents. Personne pour la supporter, aucune épaule sur laquelle pleurer. Sa mère l’avait tournée en femme au foyer, deuxième génération, afin que sa fille puisse au moins satisfaire un homme de bonne famille. A longueur de journée, elle devait s’occuper de la maison, de ses jeunes frères. On ne lui avait autorisé rien d’autre. Bien sûr, elle avait quelques amis, sortait de temps à autres mais ce n’est pas une vie pour une jeune femme de vingt-deux ans. Alors quand Henry Jr., son frère était revenu pour Noël elle avait enfin décidé de partir. Elle n’était pas sure d’en être capable, Henry l’avait supportée dans sa décision, lui avait tenu la main à chaque étape, de l’annonce aux parents à l’emménagement dans une ruelle de Brixton. Ca n’avait pas été facile et elle ne pouvait pas dire qu’elle était plus heureuse ici que chez elle mais elle ne regrettait rien. Ici, sa timidité ne lui avait pas permis de rencontrer grand monde mais elle se sentait moins seule dans cette grande ville, près de son frère que dans la maison familiale de Winchester.

Elle avait maintenant repris ses esprits. Elle se leva chercher un verre d’eau. Les réverbères de la rue illuminaient son appartement et les sirènes de police accompagnaient son trajet vers sa cuisine minuscule. Elle était calme, seule au milieu de la nuit. Elle savait qu’il fallait qu’elle avance, qu’elle se détache du jugement de son père mais elle ne trouvait pas l’opportunité. Elle n’avait jamais su se lancer seule. Elle avait beau vouloir, c’était dans sa nature. Un peu naïve, très rêveuse, elle voulait que quelque chose de bien lui arrive mais elle n’avait aucune idée comment cela pourrait lui arriver. Elle attendait juste, tapie dans ses livres et son incompréhension du fonctionnement du monde. Attendre, encore attendre.

1. June a un grand frère de deux ans de plus qu’elle et quatre petits frères de 11, 9, 8 et 6 ans. 2. Henry, son ainé, porte aussi le prénom de son père et June porte quant à elle le prénom de sa mère en tant qu’unique fille. 3. On peut définir son caractère comme doux, innocent et réservé. Très réservé. 4. Elle n’a que peu d’amis, seules personnes qui ont su briser la barrière de sa timidité. 5. Cette barrière ne l’aide d’ailleurs pas beaucoup dans sa vie amoureuse. Le seul de ses amours qui ait vraiment compté a été un amour déçu, la renforçant dans son insécurité permanente. 6. June est toujours vierge. 7. Elle rêve à ce gentleman qui saurait comment l’aborder, qui saurait comment s’y prendre avec elle et qui ne se découragerait pas devant tant d’hésitations et de tâtonnements qu’une relation engendrerait chez elle. 8. Ce gentleman prend ses sources dans les innombrables livres qu’elle dévore, et est imprimé dans le réel grâce à quelques phrases, quelques gestes qu’elle garde dans un coin de son esprit. 9. Heureusement pour sa santé mentale, June ne lit pas que pour les belles histoires d’amour. Elle lit beaucoup, de tout et de n’importe quoi mais relit surtout ses classiques, sans jamais pouvoir s’en lasser. 10. Ayant grandit à Winchester, entourée de Jane Austen et de John Keats, elle a une affinité toute particulière pour ces auteurs. C’est comme s’ils faisaient partie de sa famille, ils ont bercé son enfance et ne se détacheront jamais d’elle. 11. La littérature a toujours fait partie de la vie de June mais petite, elle a grandie entourée de musique et de dessin avant de les abandonner à cause de la pression de ses parents et de leur volonté d’une carrière « sérieuse ». 12. Elle a pratiqué le violon pendant dix ans et a peint beaucoup d’aquarelles mais elle n’a pas touché à son archet et ses pinceaux depuis plus de cinq ans maintenant. 13. Maintenant, pour occuper son temps libre, June va à la National Gallery admirer les Turner et traine devant l’entrée du Royal Albert Hall avec l’espoir de pouvoir acheter une place de dernière minute pas chère. 14. Quand la National Gallery ou le Royal Albert Hall sont fermé, comme au milieu de la nuit par exemple, June allume la télévision et regarde les ballets alors que la ville autour d’elle est endormie. 15. Elle aurait aimé savoir danser, un autre de ses rêves. 16. C’est ce qui la définit, ses rêves. Danser, rire, rencontrer un gentleman, peindre, écrire, pleurer de joie. 17. Sa vie manque terriblement de ces petites joies. 18. Seul son frère lui en apporte quelques unes, autrement elle porterait le fardeau d’une vie triste sans jamais en voir le bout. 19. Il faudrait que cela change mais seulement, pour en voir le bout de cette vie, il faudrait qu’elle se rende compte à qu’elle point elle ne lui convient pas. 20. Il faut que quelqu’un aide June à s’en rendre compte.