A Camdon Town, on ne dort jamais. Je ne faisais donc pas tâche à marcher dans les rues de ce quartier à une heure très avancée du soir, ou plutôt une heure très tôt le matin. J’aimais ce plaisir simple. Marcher librement dans les rues, alors qu’il faisait nuit, bientôt l’aurore. Tout prenait une autre couleur, une autre forme. Parfois plus inquiétante, parfois plus impressionnante, et puis parfois plus apaisante. J’avais repéré une rue où personne ne se baladait. Friand de solitude à cet instant, j’y allais. Alors je ne faisais pas attention à mon environnement, je sifflais, la tête vide, l’esprit perdu. Et, immanquablement, je percutai quelqu’un. Je frottais mon épaule endolori, avant de m'inquiéter de la personne en face. « Rien de casser ? »

La ville l'étouffait déjà. Les gens étaient si ordinaires. Si fatiguant. Stark rencontrait une fois encore la déception face à la banalité des villes où il emménageait. Londres était donc semblable à Los Angeles, semblable à... tout. Les gens étaient donc barbants partout. Il n'avait donc de place nulle part. Soit. Il perpétuerait ses traditions. Il se retrouvait encore à moitié ivre dans une rue inconnue et déserte. la cigarette pendue aux lèvres. adossé contre à mur, tentant de tenir sur ses jambes. «Je suis désolé...» Stark laissa échapper un rire. situation grotesque. il n'avait pas à s'excuser. Mais il avait trop peur des gens pour ne pas s'excuser à tout va. S'excuser d'exister en somme. Il passa son bras autour du jeune, s'appuyant sur ses épaules, dans une vaine envie de rester à la verticale. Emmenant cet inconnu dans sa marche. «Bonne soirée, n'est-ce pas?» Il souriait bêtement.

Apparemment il n’avait rien, il était juste totalement … ivre. Il s’excusa, alors que moi-même je ne l’avais pas fait, et je lui souris. En plus, j’avais eu la chance de tomber sur quelqu’un de poli même ivre. Il s’appuya sur moi, et je n’eus pas le cœur à le repousser, trop friand de contact que j’étais. Et puis, il y a toujours quelque chose d’exaltant de faire une rencontre aussi imprévue. Je le laissais m’emporter dans sa promenade. « Bonne soirée, n'est-ce pas? » J’hochais la tête. Nous avions le même sourire idiot sur le visage. « Idéal pour faire une promenade. » Deux idiots qui s’échangent des banalités comme des vieux amis.

« Vous n'avez rien de prévu? Vous êtes londonien? La fumée vous dérange? Vous voulez une cigarette? Eh. Je suis désolé, j'ai trop bu je crois. Enfin, pas encore assez pour oublier que je vous accapare votre nuit. ... Non, vous ne pouvez pas être londonien. Vous avez l'air... gentil. Vraiment. Brave idiot... Alhambra Stark. Enchanté, Gentil. » Stark s'était arrêté soudainement en plein milieu d'un trottoir, ou de la route, il ne différenciait plus vraiment les deux. Il avait attrapé le jeune inconnu par les épaules. Le regardant dans les yeux. Parlant en fumant, ce qui lui donnait toujours un air étrange. Il s'en voulait sûrement un peu de cette approche étrange...

Je ris de son discours. En voilà une jolie rencontre. Je lui offrais un sourire indulgent, sachant très bien qu’ivre j’étais du même style. Peut-être même bien pire. « Je n’ai rien de prévu, sauf de marcher. Je suis londonien et … gentil. Je ne savais pas qu’être les deux étaient impossibles. Et puis j’aime être accaparé. Et être un brave idiot ne me dérange pas. Mais si vous pouviez m’appeler Blaise, au lieu de Gentil, ce serait tout aussi bien. Blaise Anderson, tout aussi enchanté. » Je sortais de ma poche une cigarette et mon briquet, l’allumant, plus pour avoir un point commun avec lui, comme deux compatriotes, que par réelle envie. De toute façon, on a toujours envie de fumer.

« Vous marchez souvent à des heures pareilles? C'est... étrange. Eh bien, je ne connais pas encore très bien, mais je n'aime pas. Les gens sont si... normaux, hautains, vils, paresseux, je... Enchanté, Blaise. Mais je préfère vraiment Gentil. Mais vous n'avez plus l'âge pour que je vous colle ce surnom, vous avez raison. Vous faites quoi de votre vie, Monsieur Anderson? » Stark l'aimait bien, c'était décidé. Il lui en fallait beaucoup d'habitude, mais l'alcool, la cigarette, l'air si frais, et la gentillesse apparente de Blaise rendait tout si parfait. Il avait enfin trouvé quelqu'un d'humain dans Londres. « Если беден я, как пес, один, И в дому моем шаром кати - Ведь поможешь ты мне, господи! Не позволишь жизнь скомкати... »

Je m’attachais trop vite aux gens pour mon propre bien, mais je sentais que cette fois-ci ce n’était pas grave, que c’était même bien. Parce que ce type était aussi étrange que réellement, sans hypocrisie, sympathique. Même si son avis sur les londoniens me paraissait un peu trop négatif. Ou alors il était juste lucide, et moi j’étais trop tolérant. « J’aime marcher la nuit. Vous ne trouvez pas que la ville est bien plus belle la nuit ? Et puis, je vous signale que vous en faites tout autant … Vous êtes aussi étrange que moi ! Oh arrêtez, finalement Gentil me va très bien, je ne suis pas encore assez vieux pour qu’on m’appelle Monsieur Anderson. » S’en suivit une phrase que je ne compris pas du tout. Une autre langue. Et comme j’ai toujours très nul, j’avais même du mal à savoir d’où venait ce language. De l’Est, sûrement. Mais j’étais totalement charmé par ses sonorités. Totalement fasciné. « Je … je n’ai pas compris. Mais c’est aussi étrange que beau. »

« ... Je pense que c'est surtout la vie qui est plus belle la nuit. On se sent un peu plus libre. Un peu plus unique. ... Ca me donne envie de danser partout, sans que personne ne le sache, ne me voit, ... c'est grisant vous savez? » Je lui répondais sincèrement. Je ris sincèrement à sa dernière remarque. Je ne réfléchissais plus depuis longtemps. Tout devenait sensiblement agréable. On approchait la beauté nocturne. « C'est la seconde fois que vous utilisez le mot étrange... Mais c'est très beau, oui. On sous-estime la beauté des textes de Высо́цкий je trouve... Mais ne parlons pas de la beauté russe, parlons de vous, vous êtes mon premier ami anglais en quelque sorte... »

Avait-il dit qu’il avait de danser en pareil nuit ? Cela me fascinait encore plus. Et j’étais totalement d’accord avec lui : il n’y a rien de plus grisant que la nuit. Moi, j’avais d’autre raison de l’apprécier. J’entendais chaque son amplifié par l’absence de voix humaine, et chaque son formait alors une mélodie, aussi déroutante que merveilleuse. Je ne doutais pas que danser sur pareille mélodie silencieuse devait être grisant. Ainsi c’était du russe, je ne m’étais pas vraiment trompé. J’étais étonné d’être son premier ami anglais, et en même temps, j’étais totalement enchanté de l’être. « Vraiment ? Les Londoniens vous sont aussi antipathiques ? En plus, vous ne pouviez pas tomber mieux pour premier ami anglais ! Vous ne trouverez pas plus anglais que moi à des kilomètres. Britannique depuis toujours dans la famille, sûrement londonien depuis des siècles … Enfin, ce n’est que l’origine, ça ne fait pas l’homme, selon moi. »

( non elle ne me dérange pas (a) elle te dérange toi ? '-' )

« Les londoniens ne me sont pas personnellement antipathiques, pardonnez-moi si j'offense votre sentiment patriotique... Ce sont surtout les hommes au fond qui doivent m'être antipathiques... Mais j'ai quand même une gentille et jeune amie, elle est adorable, et très anglaise je crois. Oh. C'est vraiment charmant, comme dans de vieux romans. Alors je suppose que Monsieur Anderson prend le thé tous les jours et qu'il raffole des duffle-coats? En tous cas, vous avez ce merveilleux accent, je crois ... Mais je crois aussi que l'origine affecte beaucoup l'homme parfois... » Après tout, lui-même était marqué par ses origines russes alors qu'il grandissait dans des villes américaines. Même si au fond, peu lui importait en cet instant, s'affalant presque sur le jeune homme, il était juste heureux d'avoir un ami.

Mon sentiment patriotique ? Oui, peut-être, j’ai toujours été attaché à des choses idiotes et sans importance, alors peut-être bien que j’étais attaché à ma patrie. Après tout, je n’avais connu qu’elle. Et j’avais fait partie de ces gens qui boivent le thé et qui mangent des muffins. Avant que mes parents ne me jettent à la porte, avant que je ne réalise que dans la rue, ce serait difficile d’avoir ce genre d’habitude, et puis maintenant que j’avais un toit, j’avais oublié cette habitude là. « Ah le thé … Doux souvenirs. Vous avez peut-être raison finalement. Ma famille était bien comme vous la décrivez : hautaine, vils … Enfin, ils n’étaient pas que ça. Monsieur Stark, il vous arrive souvent de tituber dans les rues comme ça ? » J’appuyais sur son nom, amusé qu’il m’appelle Monsieur Anderson.

( ne t'inquiète pas pour mes petits yeux (a) )

« ... Vous parlez assez étrangement de votre famille... Et vous, vous n'êtes pas hautain et vil, n'est-ce pas? Vous êtes vraiment, profondément Gentil? ... Au fond, je crois que oui. Vous n'avez pas la tête de quelqu'un de méchant, Monsieur Anderson. D'ailleurs, Monsieur Stark c'est mon grand-père maternel, figurez-vous. Moi, c'est Stark. Tout court. Je suis encore bien trop jeune pour supporter le Monsieur, c'en est ridicule, друг. Et je titube bien trop souvent dans les villes, figurez-vous. Symptôme récurrent de l'instabilité familiale. Et de mon étrangeté, je crois... Faut dire qu'on est pas très équilibrés dans ma famille, voyez-vous. Mais j'ai aussi l'habitude de fuir de ville en ville, ça équilibre les choses. C'est important l'équilibre... Tellement important. Et vous, Monsieur Anderson, êtes-vous équilibré? »

« Equilibré ? C'est une bonne question, ça, Stark ! Probablement, oui, parfois. Disons que j'avais trouvé l'harmonie dans un groupe de musique et que ... et bien que tout c'est écroulé il n'y a pas si longtemps. Bref, je suppose que je reste quand même assez équilibré, dans l'ensemble. Pour en revenir à ma famille, disons que j'en parle étrangement parce que ce n'est pas ... plus ... un sujet facile. Pour vous non plus apparemment. Et puis, vraiment Stark, je préfère Gentil à Monsieur Anderson. »